Existential Chris un farfouillis perso

Être moi-même, c'est être seul.

La solitude fait partie de ma vie. Elle s'impose doucement. Elle n'ordonne jamais. Elle ne bouscule pas. La solitude est toujours à portée de doigts. Une réponse sans lutte, cotonneuse, dans laquelle la conscience s'enveloppe pour échapper aux regards du monde. Un aveux d'abandon, devant l'effort éreintant pour simplement paraître… normal. Quelques instants à la fois. Un combat permanent duquel ne sortira aucun vainqueur. Dans son intimité, la conscience recroquevillée panse ses plaies et s'apaise. La solitude devient un refuge semblant inévitable devant le mur du monde.

Elle a mille et un visages. Parfois doux, souvent cruels. Le diable se cache dans les détails. Les personnes autour de moi n'ont pas besoin de comprendre pour savoir : la différence ne fait pas peur mais elle perturbe. Instinctivement, ils savent que je ne suis pas conforme. J'aime penser que la solitude est corollaire des esprits remarquables, car la différence ne s'intègre pas. Au-delà d'un seuil, le fossé à franchir ne peut plus être mis de côté. Ceux qui pensent que la différence est une force ne sont visiblement pas assez différents pour constater la réalité.

Je m'amuse souvent à distinguer deux facettes chez moi : l'homme, et le génie. L'homme vit ses instincts grégaires primaires, enseveli sous le quotidien. Il boit la tasse chaque jour, et lutte constamment pour ses valeurs sous l'effet de la peur et du désir. Il est prisonnier de lui-même, un automate biologique contrôlé par le génie de l'espèce qui assemble ses pièces pour former les meilleures combinaisons génétiques. Le génie, une anomalie de la sélection naturelle. Une conscience hypertrophiée dépassant la réalité de sa chair faible, mais piégé par son acuité froide et lucide. C'est la conscience qui se satellise au-delà des Hommes.

Au cœur d'une dichotomie désastreuse entre la biologie qui tend toute entière à ramener la bête au troupeau et mon génie intérieur douloureusement clairvoyant sur la réalité des choses, je me demande souvent si je suis encore humain. Catapulté dans un monde dans lequel ma vie sans but n'a pas non plus sa place. Quand mon existence est si éloignée de mes semblables, je me suis parfois demandé si y mettre fin n'était pas plus simple. Ni abandon ni aveux d'échec, simplement la constatation d'un incompatibilité avec une vie m'étant totalement étrangère.

Le monde avance, porté par un courant ignorant mes pieds de plomb. Il me semble que pour beaucoup, la vie est peuplée d'objectifs énumérés par la société : l'argent, le pouvoir, la réputation, une carrière, une famille… En retour, la reconnaissance sociale vient donner du sens à leur existence. Cette même reconnaissance à la fois marquée au fer rouge dans mes désirs de primate et complètement contraire à tout ce qui m'est important. Le désir insoluble de faire partie des miens tout en restant moi-même est un souhait naïf qui s'oublie systématiquement. Un fil ténu, dernier témoin de ce que je suis né. Paradoxalement, peut-être que c'est cette pression sociale immense que je m'impose qui est le plus humain chez moi. Bien qu'être compris n'est depuis longtemps plus envisageable. Ça a été un rêve cher pour moi de trouver quelqu'un qui puisse me contenir dans ses yeux. On peut regarder une étoile chaque soir, et savoir qu'elle sera visible le lendemain, mais ne rien savoir de l'origine de cette lumière. C'est cette notion là qui est dure à avaler. Condamné à l'explication, ou au mutisme. Il n'y aura jamais de transcendance des esprits. Je ne saurais pas expliquer d'où vient ce besoin d'être vu, profondément. Peut-être que lorsqu'on est habitué à être attribué des mots ou des intentions sans rapport avec soi, l'attention sans filtre devient un besoin. Le plus terrible, c'est de pouvoir comprendre les personnes avant qu'elles-mêmes ne le réalisent, mais ne jamais se faire renvoyer la balle. Je ne me sens jamais aussi seul qu'entouré de personnes que je connais parfaitement. L'habitude rend automatique. Quand plus rien n'est secret, aucune surprise n'est à attendre de soi ou des autres. En cela, ma vie sur Terre n'est plus celle d'un Homme, mais d'un étranger à la peau humaine. Je me reconnais en tout le monde, mais personne ne se reconnait en moi. Car personne ne parvient à envisager ce que je suis, la pensée même leur est énigmatique. Je pense être compréhensible, et m'exprimer clairement. Mais c'est le raisonnement derrière mes mots qui témoignent d'une perception de la vie, de l'autre, de soi complètement nébuleuses pour l'observateur. Il perd pied.

Avec l'âge, j'apprends à renoncer à ce qui ne sera jamais mien. La réalisation que la vie n'a pas à être facile et sera toujours ponctuée de plaies aide aussi beaucoup. Mon existence imparfaite n'est plus ma responsabilité, mais simplement le cours des choses. De ma vie, en particulier. Car constater la vérité des choses, c'est la fin de tout espoir. Je renonce au monde en m'acceptant tel que je suis. Avec le passage des années, la différence entre un rêve et une expérience dans la vie devient floue. Les relations humaines sont creuses de la même manière. Même en cherchant le contact social, les chances qu'il soit réciproqué de la manière dont on accorde de l'importance est si faible. Rien de ce qui est accompli au cours d'une vie n'a tant d'importance. Mes préoccupations ne partagent aucune ressemblance avec celles que j'observe autour de moi. Je n'ai plus ma place dans les activités, dans les discussions, ou la culture de mon entourage. Ma vie et les leurs se déroulent dans des plans parfaitement parallèles. J'aime me comparer à une personne âgée dans un corps jeune, car c'est mon seule moyen de rationaliser le degré d'incompréhension que je ressens. Mon abattement ne révèle rien du monde. Il qualifie simplement ma place dans celui-ci. Je semble incapable d'y trouver ma place, même si j'essayais. Mais je n'arrive plus à me justifier de lutter pour pouvoir simplement être moi-même.

La désinhibition de ma conscience est un radeau à la dérive. Je peine à communiquer avec mon entourage, je souffre de gestes anodins, j'observe les simulacres de discussion placidement. Comme une idole de pierre parmi les Hommes. Immuable, invisible des yeux par l'habitude, silencieuse. Réaliser la nature des personnes et l'intention derrière leurs mots blesse mortellement toute sympathie à l'égard des siens. Des anthropoïdes gouvernés par le désir, la peur et la pression sociale, irresponsables de leurs actes. Tant qu'ils ne font pas le choix conscient de vivre ainsi, je ne peux pas leur en tenir rigueur. Pour cohabiter, il faut néanmoins faire des compromis raisonnables : lorsque le seul élément commun à tous ses problèmes est soi-même, il faut mesurer son tempérament.

Je ne me fais aucune illusion quant à mon existence de point rouge au milieu d'une toile de maître. Peut-être que je ne peux pas être vrai avec les autres, mais je peux être authentique avec moi-même. Plus mon âme s'épanouit, et plus les gens s'éloignent de moi, comme des gouttes dans la pluie du temps. Mais je vis mieux. La solitude fait partie de moi aussi sûrement que mon corps, et je l'accueille à bras ouverts.


"Je n'irai jamais sur la lune,

Je ne verrai jamais d'autres yeux que les tiens,

Je ne serai jamais que moi-même,

Et cela suffira."


"On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul ; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on n'est libre qu'étant seul."

Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie

"C'est la malédiction du génie dans la même mesure que les autres le pensent grand et méritant l'admiration, il pense qu'eux sont de petites et misérables créatures. Il est condamné à vivre dans un monde morne, où il ne rencontre aucun égal, comme s'il vivait une île déserte peuplée de singes et de perroquets. De plus, il est toujours troublé par l'illusion à distance qu'un singe ressemble à un Homme."

Arthur Schopenhauer - Parerga et Paralipomena