- J'avais l'habitude de ne jamais mettre de sel sur ma nourriture. Un jour, j'ai commis l'erreur de saler mon plat : j'ai réalisé à quel point le sel, c'est trop bon. J'ai aussi pris conscience immédiatement que si j'en mettais sur les quelques plats suivants je deviendrais addict à vie. Donc je n'en ai plus jamais mis depuis, mais je suis aussi incapable d'assaisonner correctement mes plats si ce n'est pas déjà fait.
- Au fil de nombreuses remises en question, j'ai fini par me demander si je n'étais pas la seule réelle personne dans le monde, et le reste du monde n'était pas qu'une simulation indiscernable du réel. J'ai eu une vision future de moi-même extraordinairement claire que si je me considérais comme le centre du monde et que tout ce qui m'entourait n'existait pas vraiment, je finirais par devenir fou et m'enfermer dans ma propre vie sans pouvoir en sortir. Vers 12 ans, j'ai fait le choix d'abandonner définitivement l'idée et de ne jamais y revenir même si elle était peut-être vraie.
En primaire, j'ai fait un sondage mes petits camarades d'école pour étudier s'ils pensaient eux aussi à leur mort inéluctable et comment ils le vivaient au quotidien. J'avais besoin de me situer dans un ensemble.
J'en suis sorti choqué que ce ne soit une préoccupation pour personne, pour ce qui me paraissait la considération la plus préoccupante. Comment s'occuper de son vélo quand on sait qu'on va disparaître d'un moment l'autre ?
Un copain Benjamin m'avait répondu qu'il se réincarnerait sûrement en un animal, et qu'ensuite ça serait certainement la fin pour de bon.
En rapportant sa réponse à ma mère, elle m'avait répondu que s'il se réincarnait en poule dans un élevage intensif, il sera bien content de s'être réincarné, tient. La réponse m'avait saisi parce que je n'y avais pas pensé, je pensais naïvement à la noblesse de grands animaux, une vie différente et innocente. L'idée de se réincarner avait au départ pour moi une certaine poésie sauvage ; ensuite, beaucoup moins. J'ai décidé de ne plus croire en la réincarnation au cas où mes croyances pouvaient influencer l'au-delà, que ça me sauve de ce destin.
Quand j'avais 6 ans, on avait à la maison le CD pirate du jeu vidéo Stalker, jeu violent marqué interdits aux moins de 18 ans. J'avais envie d'y jouer parce que j'avais envie de jouer à tout, tout essayer, et j'avais l'impression d'aller sur un terrain inconnu et nouveau. Mais j'avais peur d'être traumatisé par le jeu, parce que ma confiance aveugle en l'autorité disait que l'interdiction était là pour mon propre bien. Et en cas de problème, j'avais cette conscience limpide que je serais le seul responsable de mes dégâts psychologiques à vie. J'étais pétrifié entre mon désir irrésistible de jeu et ma rigidité morale déjà bien ancrée. Je l'ai laissé de côté, et j'ai fini par l'oublier un moment.
J'ai redécouvert le disque à 11-12 ans, mais l'installation n'a jamais marché. Le mystère restera clos.
J'ai longtemps eu la manie de calculer mon trajet optimal dans l'espace, pour parcourir l'espace de façon idéale.
Par exemple, si je devais aller chercher un verre d'eau sur la table de la salle à manger, que mon père était sur le chemin à une vitesse X, mais je devais également attraper une écharpe sur le canapé au passage, je calculais immédiatement le temps d'attente de la trajectoire paternelle pour saisir le moment idéal pour franchir l'obstacle, prendre parfaitement le virage de la commode, attraper du bout des doigts l'écharpe et me saisir du verre de l'autre. La satisfaction de la perfection n'a pas de prix. J'ai fini par me détendre et arrêter cette belle pratique.
- À l'anniversaire de mes 10 ans, j'ai pleuré seul dans ma chambre parce que je savais que je me rapprochais du jour de ma mort.
- Autour de 4-5 ans, j'étais terrifié par l'accouchement qui me semblait être la douleur ultime à vivre, certainement en voyant des scènes à la télé. J'ai béni la vie à ce moment-là de m'avoir fait naître homme et de ne jamais avoir à vivre ça un jour. J'étais à côté d'un noisetier en train de jouer avec ma sœur.
À partir de la petite section, j'avais une foi infinie en les adultes et en leur grande sagesse. Le monde paraissait tellement compliqué, avec des concepts qui me semblaient complètement hors de portée (Qui donne de l'argent chaque mois à mes parents ? Pourquoi est-ce qu'ils doivent le donner à quelqu'un d'autre -les impôts- s'ils l'ont gagné ? …). Je crois que je voyais tout ce que j'apprenais chaque année, et j'ai extrapolé ma trajectoire en me disant que le monde des adultes devait être un endroit incroyable, un monde de science-fiction où les interactions seraient parfaitement fluides, à travailler sur des concepts abstraits qui font avancer l'humanité, au milieu d'une société à la complexité infinie.
Un doute est né à partir de mes dix ans, je crois. Ce que je voyais intuitivement autour de moi, ça ne collait pas. À partir de là, le doute n'a cessé de croître doucement, et j'ai fini par me résigner à la déception que les adultes ont les mêmes problèmes que les collégiens.
J'ai régulièrement envoyé des messages mentaux dans le futur à moi-même dès mes 7-8 ans, en me donnant des dates clé, par exemple mes 15 ans, 20 ans, 25 ans… En me demandant comment j'ai évolué, ce que j'aime faire, ce que je n'aime plus faire, ce que j'ai appris, qui je fréquente… Comme pour créer un dialogue avec moi-même au moment où je franchis l'âge fatidique en me souvenant de ce que je me disais des années plus tôt, vers une étape de ma vie qui me semblait impossiblement lointaine. Ça prenait la forme d'une accumulation de réflexions dont je me remémorais régulièrement.
Je crois que mon dernier message à moi-même était destiné pour mes 30 ans, mais j'ai complètement oublié mes interrogations de l'époque, ou même de quelle époque il s'agissait.
J'ai rencontré pendant une colonie de vacances à 13 ans une jolie blonde qui était de façon évidente intéressée par moi. Je le savais, mais je n'ai pas vraiment fait grand-chose même si je voulais qu'il se passe quelque chose entre nous deux, et après quelques jours elle a fini par embrasser mon pote Aymeric pendant une boum.
J'ai d'abord été sous le choc, puis je m'en suis voulu parce que la situation était tellement simple pour moi. Elle était vraiment jolie. Tout ce que j'avais à faire, c'était affronter mon inconfort dans ces moments critiques et dire quelque chose. Les regrets font d'autant plus mal que tout reposait sur soi. Les planètes étaient alignées.
J'ai appris de la bouche d'autres amis de circonstance qu'il se doutait que j'aimais bien la blonde. Sans rancunes. Ce jour a été fondamental pour moi et ma trajectoire de vie. Je me suis juré à partir de moment de faire tout ce qui est nécessaire pour vivre sans regrets, car la souffrance d'une vie dépasse largement la difficulté de l'instant. Ma hantise, c'était (et c'est toujours) de réaliser que je suis passé à côté de tellement de choses pour des peurs stupides sur mon lit de mort.
En dessous de mes 7 ans, j'accordais beaucoup d'importance aux vœux. J'en gagnais un quand je voyais une étoile filante, et surtout quand ma sœur me disait que j'avais droit à un vœu parce que je marchais du pied gauche dans une crotte, parce qu'un cil était tombé sur ma main, parce qu'effeuiller une marguerite me faisait tomber sur "À la folie" (je ne comprenais pas bien comment ça marchait). Je lui accordais une confiance un peu douteuse, mais si elle avait raison, l'opportunité était trop grande pour ne rien souhaiter.
À chaque fois que j'avais un vœu, je souhaitais le paradis pour pouvoir continuer à vivre après ma mort. Je savais que si je parlais du contenu de mon vœu, il ne se réaliserait jamais, donc me voilà en public à jeter par la fenêtre l'au-delà. Mais j'ai fini par me dire que ma conception du paradis n'était peut-être pas une si bonne idée, d'être pour l'éternité coincé avec tout le monde, et l'ennui que ça doit être au bout d'un moment. Le comble ça serait de souhaiter être vraiment mort pour le coup ?
Au-delà de mes 7 ans, à chaque vœu, j'ai souhaité d'annuler le paradis et j'ai essayé d'accumuler suffisamment de vœux pour que chaque anti-paradis annule un paradis de ma petite enfance.
Quand j'étais en moyenne section à l'école, j'ai vécu ce que je crois être ma première introspection. Je pense que c'est la première fois où j'ai eu cette conscience de moi-même par rapport à quelqu'un d'autre. C'est un de mes plus anciens souvenirs, et même au moment où ça s'est produit, je savais intuitivement que c'était important.
On était dans la cour de récréation. J'avais un camarade de classe qui s'appelait Lucas. Je ne sais pas pourquoi, bon, c'est des trucs de moyenne section, tout le monde a fini par être en cercle autour de lui, à lui crier "Lucas le petit ! Lucas le petit ! Lucas le petit !".
Il était mal, je crois qu'il ne disait rien, il ne savait pas comment se défendre face à la débilité de peut-être 6 autres enfants, et là, j'ai eu un flash.
Je me souviens m'être soudainement demandé, "Mais en fait, pourquoi est-ce que je lui dis qu'il est petit, alors que ce n'est même pas vrai ?". J'ai réalisé que c'était une injustice. Du coup, j'ai commencé à crier encore plus fort que tout le monde, "LUCAS LE GRAND ! LUCAS LE GRAND !", en me rapprochant de plus en plus de lui, jusqu'à lui crier dans l'oreille le plus fort possible pour essayer d'annuler les mensonges autour de lui.
Bon, il a fini par me taper pour que j'arrête de lui hurler dans l'oreille. Je me suis aussi dit qu'il ne manquait pas d'air parce que je le défendais, quand même.
Toujours dans la même moyenne section à l'école, pour sortir dans la cour à la récréation, il fallait qu'on se range devant la porte en rang deux par deux en tenant la main de son voisin. On était tous en ligne à trépigner d'impatience parce qu'ensuite c'était la récré, on pouvait courir, on pouvait partir, on pouvait JOUER. Il y avait une fois rare où c'était la première fois que j'avais pu être tout devant, j'allais être le premier à sortir. Je n'étais pas un grand battant, mais cette fois-ci j'avais réussi à me dépêcher pour être là devant la porte, à ne laisser personne passer devant moi, j'avais tenu bon, j'étais le premier de la file, personne n'avait franchi mon barrage, j'étais trop content. Les autres ont commencé à se mettre derrière moi et c'était bon, c'était gagné, plus personne n'allait se mettre devant.
Il y avait une fille qui s'est mise derrière moi dont je ne me souviens plus de son nom. Je n'y ai pas prêté attention. La maîtresse nous a laissé sortir, on est parti en courant, trop bien, super récré. Sauf qu'au bout de peut-être deux minutes, la maîtresse vient me chercher. Elle me dit de venir, je vois que tout le monde est déjà réuni comme en classe, mais c'est un peu bizarre.
La maîtresse m'explique tout le monde est puni pendant la récré parce que la fille qui était derrière moi est tombée, et que les autres lui ont marché dessus pour sortir.
Je n'ai pas compris. Je lui ai dit immédiatement que c'était impossible que je fasse partie des coupables parce que j'étais le premier à sortir, que je ne peux pas marcher sur quelqu'un qui est derrière moi. Pourquoi est-ce que moi, je suis puni ?
En bonne mentalité d'adulte, toute le monde doit être puni sinon il y a des jaloux, donc elle n'a pas relevé ma remarque. On était un peu jeune pour faire la part des choses, mais j'avais bien compris la situation. Cet évènement a été la première trahison des adultes où j'ai compris que même si la maîtresse savait que c'était injuste, elle ne voulait rien savoir. Elle n'était pas intéressé par ce qui était juste ou non. Pour moi, la justice, c'était très important. Les règles, c'était la vie.
Ce jour est gravé dans ma mémoire puisque j'avais enfin la satisfaction de pouvoir sortir en premier dans le soleil, de pouvoir courir attraper un vélo, de pouvoir attraper un ballon, de pouvoir avoir tout ce qui était hyper précieux. Il fallait être premier pour le faire parce que sinon tout était déjà pris. J'en avais tellement envie.
Depuis, l'autre est devenu un ennemi et j'ai toujours détesté les punitions collectives.
Quand j'étais petit (vraiment petit), ma mère me tenait souvent la main quand on allait se promener. Parfois je trébuchais sur quelque chose, et pour éviter que je tombe elle me tenait la main très très fort. J'aimais beaucoup cette sensation, et j'avais bien compris qu'elle n'arrivait qu'en cas de danger.
Du coup j'ai commencé à faire semblant de tomber. Je voulais qu'elle me tienne fort, mais en même temps, il ne fallait pas que je le fasse trop souvent sinon ça allait se voir. C'était un jeu de rester un peu maladroit de temps en temps. J'ai l'impression que cette période n'a pas été très longue puisque j'ai fini par rapidement oublier l'idée. Dans mon esprit d'enfant, peut-être que ça a duré un mois et demi.