Il semblerait que lorsque l'on a la fibre de l'écrivain, les idées qui émergent en soi sont si nombreuses que l'on trouve naturellement le besoin de les noter quelque part. Cette pile de mémoires, de leçons, de concepts prend une place telle que sa diversité devient impossible à appréhender avec le temps. Pourtant, on ressent pleinement son caractère précieux, et l'on ne désespère pas de trouver un moyen de l'exploiter un jour. Mais la biologie humaine est insuffisante pour appréhender la masse vertigineuse de tous ces traits d'esprit, et inévitablement l'auteur se repose sur différents dispositifs pour pouvoir garder trace de ses notes.
J'ai essayé de nombreux outils. Rien ne remplace la tactilité du papier. La friction à l'usage est importante, aussi. À écrire trop vite on écrit trop. Le numérique est apparu comme une promesse de conservation et de gain de temps précieux. J'ai expérimenté avec le Zettelkasten, une boîte à idée favorisant la surprise et la découverte de ses propres idées en les liant entre elles. La promesse est touchante, et donne espoir de pouvoir accomplir ses rêves d'artiste en accompagnant le travail de réflexion inhérent à la création.
La réalité, c'est que je ne revisite pas mes notes. J'aimerais que ce soit le cas, mais ça ne l'est pas. Tout ce travail ne me sert pas. Je prends plaisir à le voir et à l'observer comme le reste de mes objets-souvenirs, qui restent dans une caisse pour être oubliés. Une caisse jamais ouverte, mais dont l'existence me paraît indispensable chaque fois qu'elle l'est.
Je veux écrire. C'est très moderne, de me prendre la tête pour toutes ces considérations sur la productivité. Accumuler. Classer. La Fear of missing out de la data. Faire apparaître mes bonnes lectures est tout aussi important que faire apparaître les mauvaises. Il y a du bon dans la démarche de vouloir comprendre. C'est là, la richesse qui doit être encouragée. Pas l'archivage maladif.
J'ai peur d'oublier. Oublier de bons livres, c'est dommage mais pas grave. Oublier certains souvenirs, c'est un crève-coeur. Me libérer de cette nostalgie, ma peur d'avancer, c'est me libérer de la béquille numérique. Le plus précieux ne sera jamais classifiable, et l'émotion sera toujours perdue face à l'érosion du temps.
Comme pour mes souvenirs physiques, je dois apprendre à les laisser derrière moi. Tout ce qu'ils représentent est en moi et m'a forgé toutes ces années. Ces objets sont un chemin vers le souvenir, mais je n'en ai pas besoin pour me remémorer ce qu'ils représentent. Je dois pouvoir avancer sans eux. Ce lien que je vis comme une tension n'est pas sain. Mes notes numériques non plus, à leur façon.
J'ai passé tellement de temps à chercher comment prendre les meilleures notes. Me rendre compte que tout ce temps passé à lire ne mène à rien, que j'oublie toutes ces choses qui sur l'instant m'ont semblées absolument essentielles pour avancer. Pour me comprendre, moi. Ces révélations par-delà la tombe des auteurs, l'impression d'être compris, ou de rentrer dans l'étendue de l'existence de quelqu'un. Ces impressions sont tellement belles que j'aimerais pouvoir en garder quelque chose, en distiller au moins une idée. Pouvoir identifier en moi la trace de leur passage. Car elles finissent comme le reste, des moments m'ayant forgé, qui me constituent mais dont je n'ai aucun souvenir.
C'est peut-être ça la puissance du souvenir : distinguer l'espace d'un instant ce qui nous a forgé. Un objet, une phrase, un regard, qui nous ramène à cette beauté là qui nous a marqué. La nostalgie me guette malgré moi, qui aimerait pouvoir aller de l'avant sans attaches. Je ne crains pas l'affection, mais je crains ses liens qui me retiennent. Car je m'accroche à ces instants comme s'ils étaient éternels, mais je souffre de leur impermanence.
Toutes ces notes sont autant de tentatives de cristalliser le temps sous une forme consultable à nouveau. La tentative de créer un véhicule de connaissance et d'émotions parfaitement calibré pour remplir une seule mission : me ramener à cette découverte là, et ce qu'elle a laissé sur moi. Peut-être que c'est simplement ça : la peur du temps qui passe. Un symptôme de l'oubli qui me guette, et une tentative vaine de m'en préserver. Je ne pense même pas que me souvenir de tout soit souhaitable. Le temps est un excellent filtre pour se recentrer sur l'essentiel, et l'oubli permet de mettre de côté ce qui ne compte plus vraiment. J'ai confiance en le fait que l'essentiel reste.
Vouloir contrôler une étendue aussi vaste est un souhait touchant mais imbécile. Que chaque respiration m'amène un peu plus en avant, plutôt qu'un pas contemplatif en arrière.