Existential Chris un farfouillis perso

Frustrations sur l'écriture

On fait sa vie et on se prend une baffe par quelqu'un mort depuis longtemps. Le mieux, c'est quand la baffe vient de quelqu'un qui est déjà passé de nous en mettre une avant : c'est le plaisir de découvrir qu'on a avancé dans sa vie et qu'on découvre de nouvelles nuances qui ne nous concernaient pas avant. L'amour, c'est se friter ensemble dans la même direction.

Cette fois-ci, c'est Nietzsche, surgissant par hasard en lisant des recos lecture sur internet. Je me questionne beaucoup sur ce qui fait une bonne lecture, fiction comme non-fiction. Lui répond :

La plupart des penseurs écrivent mal parce qu'ils nous communiquent non seulement leurs pensées, mais aussi la manière dont ils pensent.

À noter qu'il parle précisément des penseurs, faisant de mauvais écrivains, catégorie dans laquelle je me range, puisque je souffre exactement de ça. Partagé entre un naturel allant à la brièveté, que Nietzsche apprécie, et le besoin d'expliquer, démontrer, prouver sur le papier comme dans la vie. Pour moi, une bonne lecture, c'est Machado de Assis, avec Mémoire posthume de Brás Cubas et Dom Casmurro, par exemple. Machado de Assis m'a aussi mis une baffe récemment, mais ça ressemblait plus à une main au cul qu'autre chose. J'ai aimé ça : une apparence d'esprit libre, débridée et incroyablement naturelle sur le papier. L'écriture m'est plus qu'un texte à lire ou à sortir : elle révèle mon caractère, mon état actuel, et mes spécificités.

C'est le problème que je rencontre : une résistance confuse, l'absence de direction, aucune motivation pour la marche à suivre. J'ai l'habitude de "sentir" où je dois aller. L'écriture me demande toujours de percevoir des courants plus fins, plus profonds. Les suivre me récompense de perceptions plus fines, de plus jolies formules aussi, je n'ai pas l'impression qu'il s'agisse d'une illusion que je m'enseigne.
Mon obstination à sentir les vents me rend immobile quand il n'y en a pas, comme un voilier au milieu de l'océan. Mais je cherche un moteur, j'ai besoin, ou plutôt envie, d'avancer constamment. Et on arrive au nœud du problème : penser à l'efficacité est le moyen le plus fiable de tuer toute inspiration créatrice. C'est l'acte le plus délicat, envoyé à la broyeuse, mais en même temps on peut légèrement tirer sur sa tige pour qu'il pousse plus vite.

Je suis frustré par ma propre incompétence, qui est précisément le meilleur moteur pour aller loin dans n'importe quel sujet. Je ne peux pas m'empêcher de consulter la vie des grands auteurs que j'admire, comme un oracle dans l'espoir de trouver ne serait-ce qu'un soupçon de réponse permettant de me guider un peu sur ce chemin. Hermann Hesse passait de longs moments contemplatifs à laisser les choses venir à lui et travailler quotidiennement quelques heures aux premières heures du jour. Nietzsche profitait de ses longues promenades quotidiennes pour noter les idées qui lui venaient par le mouvement et les compiler en rentrant chez lui, alternant entre phases d'élaboration progressive et des phases d'écriture intenses, comme des fulgurances. Machado de Assis était un écrivain rigoureux consolidant méthodiquement ses œuvres au fil des années et passant notamment pour Brás Cubas à la dictée grâce à son épouse qui retranscrivait pour lui.

Chaque profil est particulier, et personnel, unique : la pratique ressemble à celui qui l'aborde. Je ne sais pas qui je suis et je suis frustré d'attendre, rien ne va jamais assez vite pour moi. Je sais que j'essaie de créer synthétiquement une pratique qui ne peut naître qu'organiquement avec la pratique elle-même. On ne peut pas construire un arbre, on le laisse se tordre dans tous les sens dont il a besoin.

C'est peut-être ce qui me caractérise le plus. J'essaie de gratter partout où je peux pour aller plus vite, plus loin, progresser. C'est aussi pour ça que les doctrines de la non-action, comme le wuwei taoïste, sont très séduisantes à mes yeux. Elles offrent quelque part une promesse que les choses sont ce qu'elles sont et que si ma vie y est destinée, alors elles se produiront naturellement sans forcer, non sans effort.

Mais je suis un forceur : force ou trait à abandonner ? Trait littéraire caractéristique ou frein à la création ? Chaque lecture est une empreinte étrangère sur mon âme : lire beaucoup ou lire peu ? J'ai beau avoir coupé quasiment tous les robinets de contenus d'internet, je me sens quand même perturbé par le monde dans lequel on vit, l'étrangeté du comportement des gens autour de moi et ma propre étrangeté qui se transforme sans s'amenuir.

J'ai un projet en tête (débloqué par Machado de Assis, merci), une histoire qui doit s'inscrire comme une première "vraie" tentative de fiction. Paradoxalement, la fiction semble plus intime qu'un texte comme Rompre avec l'amertume et me pose un cas de conscience. Ma vie s'est produite, mais j'ai créé mon histoire : je n'ai pas honte de moi, mais j'ai honte de ce que j'invente. Toutes ces subtilités se révèlent dans l'écriture. Toutes les frictions créatives ne sont que moi qui semble devoir laisser derrière lui tous ses réflexes me collant à la peau comme du mazout. Et c'est un joli projet, c'est poétique en soi, mais je n'avance pas. Soit j'ai besoin d'un moteur, soit je m'invente des difficultés pour rester immobile. Soit c'est aussi le signe que le projet ne m'évoque rien et dans ce cas est mort-né. En même temps, j'ai conscience être frustré de temporalités que je sais très normales.
On revient toujours au sujet de la vulnérabilité et des attentes qu'on a pour soi. Celui qui écrit doit accepter de se montrer incomplet. Il n'a pas la prétention d'avoir tout résolu : il écrit parce qu'il doit écrire, non parce qu'il maîtrise parfaitement son art.

Confronté à un problème complexe, plutôt que de le résoudre, il faut s'assurer de l'avoir compris. S'il est compris convenablement, la solution devient évidente (cf. Henrik Karlsson récemment).
Mon problème est que je veux bien écrire, je veux écrire une histoire et je ne sais pas où l'amener. Pour ça, je sais que je dois :

  1. Pratiquer beaucoup
  2. Tester des styles/formats différents
  3. Terminer mes textes et les publier

Donc, réduire le scope de cette histoire pour la tenir à nouveau dans mon crâne, écrire court, vite et enchaîner. Les premières histoires ne sont jamais les bonnes. En somme, tuer mes attentes. Les attentes sont le fléau de ma vie. Si j'arrive à faire quelques histoires courtes prenantes, ce sera la base d'histoires longues prenantes. Le plus important, c'est de finir l'histoire.

Tout ça pour dire, que je reviens à la baffe de Nietzsche qui m'a lancé à écrire tout ça et va pouvoir clôturer ce billet de la frustration et de l'espoir :

La recette pour devenir un bon romancier, par exemple, est facile à donner, mais la mettre en pratique présuppose des qualités que l'on a tendance à négliger lorsqu'on dit : « Je n'ai pas assez de talent ». Il suffit de faire une centaine d'esquisses de romans, aucune ne dépassant deux pages, mais d'une telle précision que chaque mot y soit nécessaire ; il faut noter chaque jour des anecdotes jusqu'à ce que l'on ait appris à leur donner la forme la plus concise et la plus efficace possible ; il faut être infatigable dans la collecte et la description des types et des caractères humains ; il faut surtout raconter des choses aux autres et écouter les autres raconter, en gardant les yeux et les oreilles ouverts pour percevoir l'effet produit sur les personnes présentes ; il faut voyager comme un peintre paysagiste ou un costumier ; il faut extraire pour soi-même de chaque science tout ce qui produira un effet artistique lorsqu'il sera bien décrit ; il faut enfin réfléchir aux motifs des actions humaines, ne mépriser aucun indice permettant de les comprendre, et collectionner ces choses jour et nuit. Il faut poursuivre cet exercice multiforme pendant une dizaine d'années : ce qui sera alors créé dans l'atelier sera alors prêt à être présenté au monde. Mais que font la plupart des gens ? Ils commencent non pas par les parties, mais par le tout. Peut-être parviennent-ils par hasard à trouver le bon ton, à susciter l'attention, mais à partir de là, ils jouent de moins en moins bien, pour des raisons naturelles et compréhensibles.

Et je finis aussi un peu piqué, parce que j'ai exactement communiqué la manière dont je pense.


Post-scriptum : en me relisant quelques heures plus tard, je me rends du degré d'exigences que je m'impose et ça n'a pas l'air sympa de l'extérieur. Ce qui est drôle, c'est qu'au moment où je l'écris, ça ne me choque pas ; quelques heures après, oui.

Post-scriptum 2 : je me faisais la réflexion en pratiquant la méditation qu'atteindre un réel détachement des circonstances de la vie serait probablement l'extinction de toute possibilité créative. Sur quoi écrire quand le monde est devenu lisse ? J'imagine que je dois me sentir chanceux en ce regard.
Note à part, je trouve les fictions de pratiquants spirituels particulièrement mauvaises ; il n'y a que les auteurs US pour les dépasser en nullité.