Après m'être agacé hier, on s'y met : je pense faire plusieurs posts pour tracer l'élaboration de mon travail de recherche de Stanley, qui est mon personnage, et mes recherches stylistiques entre différentes versions de texte.
J'hésite encore sur le fait qu'il s'agisse une bonne idée ou non : avoir un seul texte final rend définitif, laisser un regard sur l'entre-deux (la manière de penser
comme dit Nietzsche) semble brouillon, et peut m'influencer à des étapes où je ne veux pas l'être.
Prototype de la genèse de Stanley en quelques histoires.
Version manuscrite
Le texte suivante est manuscrit, édité sur papier et retranscrit tel quel (~800 mots) :
Imaginez un esprit brillant dans une vie où il est à l'étroit : si ça sonne arrogant, c'est parce que Stanley l'est.
Stanley s'était éveillé tôt, l'école était un jeu d'enfant pour lui et il ne lui posait aucun problème. Pour autant, c'est bien d'elle que la première trahison ferait sa marque profondément sur sa vie.
Les bonnes réponses aux questions posées par la maîtresse de cette petite école d'un territoire étranger donnaient un "bon point", une récompense sous la forme d'un petit morceau carré de carton avec un dessin ou un animal dessus. Stanley adorait ses cadeaux faciles qui semblaient lui revenir de droit et qui récompensait un comportement qu'il avait déjà pris sans qu'on ne le récompense pour, c'est-à-dire faire ce qui était attendu de lui.
Un peu trop en avance scolairement, la maîtresse voyait l'inégalité de répartition des bons points se creuser peu à peu d'un mauvais œil, le doigt levé de Stanley étant toujours au rendez-vous, avide de nouveaux morceaux de cartons brillants. La récompense devint peu à peu de moins en moins systématique : le bon point obtenu chaque semaine s'éloignait peu à peu jusqu'à n'apparaître plus que toutes les deux semaines, puis trois, puis tous les mois, jusqu'à disparaître complètement de la vie de Stanley, malgré tous ses efforts redoublés pour mériter son dû. Pire, la maîtresse refusait d'interroger Stanley même quand il était le seul le doigt levé dans la classe, le privant d'encore plus de participations à l'obtention de prochains bons points. Stanley s'agaçait silencieusement, sa nature contenue prévenant tout débordement, le seul signe extérieur de son agitation interne était un frémissement nouveau, nerveux, de ce doigt perché sur ce bras d'enfant complètement tendu, le plus raide et haut possible pour être le plus impossible à ignorer dans le fond de cette classe où Stanley, au départ au premier rang pour paraître assidu et sage, avait été relégué car étant un élément non-perturbateur, qu'on peut se permettre de négliger. Voilà ce qui marqua au fer rouge l'âme sensible de Stanley : sa négligence.
Comme tous les enfants de cet âge, la sensibilité inconsciente au monde extérieur l'imprégnait d'une multitude de sens confus, de logiques nébuleuses et d'impressions diverses qui forgeaient irrémédiablement son caractère. Mais l'acuité de Stanley perçait déjà à vif des comportements adultes maladroits, comme si ses yeux s'étaient ouverts prématurément et que sa vue absorbait des détails douloureux, trop lumineux, dont le sens lui échappait mais pas les raisons cruelles. Une maîtresse qui disait « Non, pas toi Stanley, je sais que tu sais. » en le voyant brandir son doigt trahissait son rôle même, et Stanley pouvait passer des semaines entières sans plus être interrogé. Les bons points étaient devenus une injustice lointaine, puérile, même pour lui. Il voyait ses camarades en accumuler à rythme régulier, rattrapant sa domination qu'il savait appuyée par une avance confortable qui se raréfiait. Stanley comprenait par une multitude de détails qu'il n'était pas à sa place : les adultes ne lui parlaient pas de la même façon qu'aux autres enfants, il comprenait trop vite pour faire partie des siens en classe, écrivaient déjà bien pour son âge - on prenait son carnet de travail en exemple pour montrer aux autres parents que si, à cet âge, c'est possible d'écrire droit, proprement et sans faute -. Stanley vivait cela comme une trahison habituelle des adultes, un sentiment qui ferait partie de son quotidien le reste de son enfance, et même longtemps après : cette vanité paresseuse de l'adulte qui ne voit en l'enfant qu'un sous-être, auquel il n'envisage même pas de demander par respect un droit qu'il s'accorde. Stanley voyait et ne disait rien : c'est peut-être le trait le plus caractéristique d'un personnage.
Le reste de cette année scolaire marqua un tournant décisif pour Stanley, que le système éducatif commençait à abandonner, incapable de satisfaire sa part du marché, là où Stanley respectait toutes les règles qu'on lui proposait à la lettre, avec une fermeté qui aurait dû faire dresser quelques sourcils aux observateurs attentifs. Stanley voyait ce spectre s'approcher de lui, un spectre qui ne le quitterait plus pendant longtemps : Stanley était trop. Dans un monde qui lui était confus, désobéir aux adultes lui était inenvisageable, et leur obéir le reléguait en arrière-plan, à la place de celui qu'on peut se permettre d'ignorer. Il ne pouvait pas non plus jouer la comédie et feindre l'incompétence pour descendre au niveau des autres ; il s'y était déjà essayé "pour voir", comme un peintre émérite s'amuse à "rater" ses couleurs pour tenter de casser l'ennui d'un résultat autrement couru d'avance.
Le quotidien, l'école, l'injustice, les yeux grands ouverts de Stanley voyaient tout, trop tôt, trop jeune ; ce tout commença à lessiver son innocence, sa tolérance, à la blanchir, à l'éroder prématurément pour atteindre ce que les adultes qualifieraient bientôt de "maturité". Stanley se retira peu à peu du monde pour entrer en lui-même.
Version orale
Le texte suivant est une narration orale du texte précédent, avec improvisation naturelle pour "donner vie" et spontanéité à certains passages (~1800 mots, enregistrement n°1) :
Je ne suis toujours pas sûr de pourquoi j'ai fini comme ça. J'ai toujours été un enfant brillant qui comprenait vite. L'école était un jeu d'enfant pour moi et ne me posait aucun problème : pour autant, en y réfléchissant, c'est bien d'elle que provient la première véritable trahison de ma vie. Mes parents étaient de grands voyageurs et j'ai fini à 7 ans dans un petit territoire loin de la métropole, et dans une petite école locale où l'on pouvait recevoir des bons points en classe. Un bon point, c'est une récompense sous la forme d'un petit carton de couleur avec une image qui prouvait une forme de participation active. J'adorais ces cadeaux faciles et qui semblaient me revenir de droit. Le niveau scolaire était beaucoup plus bas qu'en métropole et je profitais de mon avance très confortable pour accumuler le plus possible tous ces bons points qui étaient à la fois la preuve de ma supériorité et tout simplement un destin naturel par rapport à mes camarades qui ne savaient soit pas lire, soit pas compter, ne comprenaient rien à rien. Autant dire que c'était finalement très naturel, presque la loi de la jungle, darwinien en essence.
J'avais bien compris ce qu'on attendait de moi : je m'étais mis au premier rang pour être juste devant la maîtresse, être assidu, écrire droit, proprement ; parler fort pour que la maîtresse m'entende et le plus intelligemment possible ; être actif, poli, à l'écoute, toujours une oreille dressée vers la maîtresse, ce qui m'amenait à consolider cette pile de bons points, que j'amassais à une vitesse folle. Ils m'apportaient un bonheur entier et simple, la récompense d'un comportement qui était attendu de moi et que j'avais pris de façon très naturelle.
Mais au bout de quelques mois, la fête s'est vite finie : un peu trop en avance scolairement, la maîtresse voyait l'inégalité de répartition des bons points se creuser peu à peu d'un mauvais œil. Elle n'a rien dit, mais je sais que c'était le cas. Mon doigt levé était toujours au rendez-vous, mais la récompense devenait peu à peu de moins en moins systématique. Le bon point obtenu chaque semaine auparavant s'éloignait peu à peu, jusqu'à n'apparaître plus que toutes les deux semaines, puis toutes les trois, puis tous les mois, et jusqu'à disparaître complètement de ma vie, malgré mes efforts que je redoublais pour mériter mon dû. J'écrivais plus vite, j'aidais mes camarades, j'allais plus loin, je faisais le double des exercices par rapport aux autres élèves, j'allais au tableau le plus possible, mais il n'y a rien à faire. Je vivais cette situation comme une injustice, car je voyais la maîtresse récompenser des enfants moins bons que moi, mais qui faisaient moins d'efforts aussi. J'avais beau être encore petit, je savais que je leur étais objectivement supérieur : s'ils étaient si bons que ça, ils n'avaient qu'à le prouver. Et ils ne prouvaient rien, mais ils avaient quand même les bons points. Pire, au bout d'un moment, la maîtresse commençait à refuser de m'interroger même quand j'étais le seul doigt levé dans la classe, et me privait d'encore plus de participations qui m'auraient permis d'obtenir un prochain bon point. Le seul signe extérieur de mon agitation interne était un frémissement nouveau et nerveux qui semblait habiter dans ce doigt tendu au bout de mon bras d'enfant, le plus raide et haut possible pour être le plus impossible à ignorer dans le fond de cette classe. Oui, car si j'étais au départ au premier rang pour paraître assidu et sage, j'avais été relégué au fond de la classe, étant un élément non-perturbateur qu'on peut se permettre de négliger. Voilà ce qui, je pense, me marqua au fer rouge le plus tôt possible dans mon enfance : ma négligence.
À cet âge, je me sentais imprégné d'une multitude de… Sens confus, de logiques nébuleuses, d'impressions diverses qui forgeaient mon caractère. Je comprenais que ce moment-là qui me peinait plus que d'autres était une injustice. Je perçais déjà à vif des comportements maladroits. Je voyais la maîtresse ne pas porter attention à des bagarres et des harcèlements dans la classe. Je voyais qu'elle ne relevait pas des insultes qu'elle avait entendues pour ne pas avoir de problème. Je commençais à voir qu'elle acceptait certaines de ses fautes que je faisais remarquer au tableau avec un agacement discret. Je commençais à m'adapter à elle plutôt qu'elle à moi, je savais que quelque chose n'allait pas ici. La figure d'autorité devenait faillible, et finalement prenait un caractère un petit peu méprisable, qui manquait d'honneur, de noblesse. C'est comme si mes yeux s'étaient ouverts prématurément et que ma vue absorbait des détails un peu trop lumineux, dont le sens m'échappait, mais pas les raisons cruelles. La maîtresse qui disait « Non, pas toi Stanley, je sais que tu sais » en me voyant brandir mon doigt, trahissait déjà un caractère incapable de me prendre en compte dans un milieu éducatif où c'était précisément son rôle. J'ai commencé à comprendre que c'était moi qui n'étais pas à sa place. Je pouvais passer des semaines entières sans plus être interrogé : les bons points étaient devenus une injustice lointaine, presque puérile. Ce qui était au départ une injustice d'enfant pour un bon point devenait une plainte d'adulte d'une personne qui n'est pas traitée comme elle le devrait au sein d'une institution d'adultes.
Dans le casier de mon bureau, j'avais rangé mes bons points à l'avant pour pouvoir les sentir entre mes mains quand je m'ennuyais en cours. J'aimais utiliser leur forme carrée pour mesurer mes doigts et voir au fil de l'année comment ils devenaient de plus en plus petits dans mes mains. Je voyais aussi mes camarades en accumuler à rythme régulier et me demander « Stanley, t'as combien de bons points ? » Et je leur répondais que j'en avais 12, eux commençaient à en avoir 7. Et leur première réaction, c'était de dire « Je suis en train de te rattraper ! », aveugles à la tragédie en cours.
Je parlais à la maîtresse avec beaucoup de politesse et elle me répondait avec une certaine brièveté pour pouvoir s'occuper des autres. Je savais qu'elle ne s'adressait pas à moi comme aux autres enfants : elle se permettait d'être plus courte avec moi et elle avait moins d'égards, sans avoir moins d'affection. Je n'ai pas compris toutes ces choses sur l'instant, ça faisait partie de ces compréhensions instinctives d'enfant. J'ai commencé à attendre en classe, à regarder par la fenêtre, laisser le temps passer en regardant l'horloge. Voir ces secondes qui au départ m'étaient invisibles prendre forme, une forme presque physique et commencer à s'allonger au fil des semaines. Les dix dernières minutes avant les récréations étaient toujours les pires : elles se transformaient en une heure, deux heures, parfois cinq heures, pour être interminablement longues.
Un jour, en allant à l'école, j'ai vu qu'on avait fouillé dans ma tablette et que mon cahier du jour dans lequel on écrivait tous nos exercices n'était pas à sa place. La maîtresse est venue me voir à ce moment-là pour me dire que la veille, elle l'avait pris pour le montrer à d'autres parents d'élèves et leur démontrer que si, à mon âge, c'était possible d'écrire droit, proprement et sans faute. J'étais fier comme un pou d'être un exemple et en même temps, j'ai compris plus tard que ce qui me gênait, c'était cette trahison habituelle des adultes qui commençait à faire partie de mon quotidien.
La maîtresse continuait sa descente morale et faisait étalage de cette vanité paresseuse de l'adulte qui ne voit l'enfant que comme un sous-être auquel il n'envisage même pas de demander par respect un droit qu'il s'accorde. Je n'avais rien à dire, ça n'était pas ma place de dire quoi que ce soit.
Je sais que le reste de cette année scolaire a marqué un tournant décisif pour moi parce que le système scolaire commençait à m'abandonner, incapable de satisfaire sa part du marché là où je respectais toutes les règles qu'on m'imposait et même celles qu'on ne proposait même pas mais que je comprenais implicitement. La fermeté avec laquelle je suivais le règlement à la lettre aurait dû faire dresser quelques sourcils aux observateurs attentifs ; quant à moi, je voyais ce spectre s'approcher de moi, un spectre qui ne me quitterait plus pendant longtemps : j'ai réalisé que j'étais de trop. Désobéir aux adultes était envisageable et leur obéir me reléguait en arrière-plan à la place de celui qu'on peut se permettre d'ignorer.
Parce que les cours étaient trop longs et que je m'ennuyais, j'ai essayé une semaine de faire semblant d'être au niveau du reste de mes camarades, un peu comme un grand peintre s'amuse à "rater" ses couleurs pour tenter de casser l'ennui d'un résultat autrement couru d'avance. Ça n'a pas vraiment marché : quelque chose empêchait mon stylo de faire une faute. La honte de me rabaisser au niveau des singes de cette classe qui étaient incapables d'écrire et dont je savais le regard scrutateur sur moi à l'affût de la moindre erreur aurait été trop grande. Je ne leur aurais certainement pas donné ce plaisir : j'étais devenu une figure à abattre. On comparait gentiment ses notes avec les miennes pour vérifier si l'on se rapprochait de la cible, et la fierté crâneuse - et bruyante - sortait immédiatement en cas d'égalité. Je devais tenir ma place seul, et je ne devais mon avance qu'à moi.
Cette année-là m'a mis dans la course : la seule chose qui me plaisait, c'était de rester en pôle position et d'écraser toute la concurrence. Comme le temps devenait de plus en plus long, la meilleure façon d'écraser mes camarades était de passer 5% de mon temps à les écrabouiller et 95% du temps restant à regarder le résultat.
Le quotidien, l'école, l'injustice, mes yeux grands ouverts trop tôt, trop jeune ; ce tout commença à lessiver mon innocence, ma tolérance, à la blanchir, à l'éroder prématurément pour atteindre ce que les adultes qualifieraient bientôt de "maturité". Quand j'ouvrais la bouche, je voyais qu'on me traitait comme un enfant et qu'on ne comprenait pas ce que je disais, alors j'ai commencé à me taire.
Avis à chaud [T+1 heure]
Le premier texte est d'une belle concision mais fait tellement froid en comparaison du second. Pris tout seul, il me paraissait correct, mais le second semble le rendre complètement incomplet. C'est peut-être le meilleur des deux mondes : la fondation solide du papier permettant d'ajouter la légèreté et la spontanéité de l'oral.
Je pense que la différence de qualité réside dans un premier texte très explicatif, contre un second beaucoup plus démonstratif, ce qui est toujours plus suggestif et permet de se projeter sur un personnage.
Pour autant, je me demande si je ne suis pas encore trop explicatif : les mots de Nietzsche me restent en tête (basiquement show, don't tell).
Je n'arrête pas de me demander comment je pourrais en dire moins, et montrer plus.
Je remarque aussi que j'ai du mal à écrire à la troisième personne : les personnages me semblent trop distants et moins sincères.